TRADUCTION PUBLIEE

 

EVGUENI GRICHKOVETS

La Ville

traduction Arnaud Le Glanic


Extrait du texte

LUI. Papa, s'il te plaît, ne fais pas ton « ouais ». Je t'en prie... Depuis l'enfance, dès que je l'entends... je ne sais pas quoi dire après. Maintenant non plus je ne sais pas comment commencer. Je ne peux rien expliquer clairement à Tatiana. Pas parce que je dissimule quelque chose, mais parce que si elle demande concrètement pour quelle raison je pars ou dans quel but, c'est fini ! Je ne peux rien répondre. Je ne peux rien formuler. Je ne sais pas quoi dire.
LE PERE. Qu'est-ce que tu ne sais pas ? Tu ne sais pas quoi dire, ou tu ne sais pas pourquoi tu pars ?
LUI. Papa, je t'en prie, ne m'oppresse pas. Sinon, cette fois encore, on ne va pas y arriver. Tu m'oppresses, tu ne me laisses pas réfléchir, tu me fais perdre le fil.
LE PERE. Serioja, tu viens juste de dire que tu ne sais pas quoi dire. Comment je peux te faire perdre le fil si toi-même tu n'arrives à rien...
LUI (il bondit de sa place). Pourquoi tu joues avec les mots ? ! Comme un enfant, ma parole... J'ai besoin de te parler, de te demander conseil.
LE PERE. Ne gigote pas, pourquoi tu bondis ? Assieds-toi et ne saute pas, si tu veux demander conseil... Assieds-toi, assieds-toi. Ou alors va-t-en.
LUI. Et voilà, ... papa, comme toujours, tu as peur que j'oublie qui commande ici. Mais je ne doute pas que ce soit toi qui commandes. Pourquoi est-ce que tu me le rappelles en permanence ? Tu en as besoin ? Tu ne peux pas, tu ne veux pas m'écouter ? ... Tu m'interromps, tu me remets à ma place... Je ne suis pas à l'école primaire, papa... J'ai moi-même un fils qui va à l'école primaire. (Il fait un geste de la main.) Mais ne t'inquiète pas, ... C'est toi qui commandes, ... toi ! Et il ne faut pas... il ne faut pas le rappeler sans arrêt. (Il s'assoit, se détourne.)
LE PERE. C'est tout ? ... C'est comme ça que tu demandes conseil ? ... Tu crois que je ne sais pas comment tu fais pour demander conseil ? ... Tu arrives en courant, les yeux écarquillés, tu racontes ta dernière idée, tu dis que c'est quelque chose de très important..., que tu as besoin d'un conseil et que tu n'as personne à qui le demander. Etc. En réalité, tu as déjà tout décidé. Et tu n'as besoin de moi que pour t'écouter et approuver. Approuver ce que tu es allé inventer. Parce que si j'ai le malheur de ne pas être attentif ou de ne pas prendre très au sérieux tes fantaisies, tu bondis aussitôt, tu cours, tu claques la porte.

Sergueï essaie de dire quelque chose.

Ne t'agite pas. Et je dois tout écouter, approuver, et alors : « Papa, merci, il n'y a que toi qui me comprennes comme ça »... Tu n'as besoin d'aucun conseil. (Il fait un geste de la main.) Car tu ne sais pas écouter. Tu n'entends que ce que tu veux entendre... LUI. Mm... aha... C'est vraiment bien ! Là on a parlé.
LE PERE. On a parlé... Pourquoi tu ne pars pas en courant ? Ou bien il n'y a pas de porte à claquer ?

Silence.

LUI. Papa... tu n'as pas entendu ou quoi ? ... J'ai dit que j'allais partir, ... pour longtemps.
LE PERE. Et qu'est-ce que tu veux de moi, quel conseil ? Tu as déjà décidé toi-même que tu partais. Qu'est-ce que tu veux entendre ? « Pars, mon fils » ? Eh bien voilà : « pars, mon fils » !
LUI. Je vais partir, je vais partir...
LE PERE. Voilà, pars...
LUI. On a très bien parlé ! ... Tout simplement super ! (Il se lève.) Papa ! Regarde, tu as réussi à me faire perdre le fil, à m'accuser, et maintenant tu essaies d'avoir le dernier mot dans la conversation. Tu es passé maître de ce genre de conversation. Mais à quoi ça sert ? A quoi ça te sert ?
LE PERE. Comme si toi tu laissais quoi que ce soit sans réponse ! Alors il ne faut pas, il ne faut pas... Avant de claquer la porte, tu cries toujours quelque chose en partant. Et n'écarquille pas les yeux, c'est pas vrai ?

Courte pause.

LUI (il s'assoit, regarde de côté, secoue la tête). ...Si... c'est vrai... c'est vrai...

Ils se taisent.

Papa, allez, faisons comme d'habitude : je te raconte... enfin, ce qu'il faut que je dise, et toi, comme toujours, tu écoutes... Hein ? ... Parce qu'aujourd'hui... c'est pas comme d'habitude... c'est pas comme d'habitude.

Le père se tait.

Tu comprends, ce n'est pas que je parte pour longtemps, ou loin, ou sans savoir pourquoi... Cette fois je pars vraiment différemment... Je... je vais t'expliquer... Regarde, quand je partais jusqu'à présent, c'était toujours pour quelqu'un d'autre, pas pour moi. Ou c'était un voyage d'affaire, ou... ça faisait longtemps que je n'avais pas vu oncle Micha et tante Katia, ou il fallait rendre visite à ma grand-mère, ou... enterrer quelqu'un... Ou aller l'été au bord de la mer, parce que... bon... sinon l'été ne passe pas exactement comme il faut. L'été il faut... l'utiliser. Il faut le passer hors de la ville..., se reposer. C'est-à-dire que certaines choses et raisons concrètes, pour lesquelles je partais, se trouvaient toujours là-bas, ... enfin, là où j'allais. Là-bas ! ... (Il fait un geste de la main.) Mais maintenant il n'y a aucune raison... Nulle part. Apparente !... Il n'y a pas de raisons apparentes.

Le Père se tait, assis, il regarde de côté. Silence.




Collection Bleue
80 pages - prix : 10.00 euros
Date de parution : Novembre 2004
ISBN 2-84681-108-3
 
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Personnages

LUI, Sergueï Alexandrovitch Bacine
ELLE, Tatiana, sa femme
LE PERE, Alexandre Guéorguiévitch Bacine, le père de Sergueï
MAXIME, l'ami de Sergueï
LE CHAUFFEUR, un chauffeur de taxi

 

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