TRADUCTION A PARAITRE

 

ALEXANDRE GELEZTSOV

Avec un fil rouge

traduction Tania Moguilevskaia, Gilles Morel


Extrait du texte

Prologue

L'AUTEUR. - Les deux se réveillent avec la gueule de bois. L'un s'appelle EREMEEV, l'autre KOSLOV. EREMEEV, intellectuel, a terminé l'Institut, enseigne au lycée, écrit des poésies quelconques. KOZLOV, est en BEP, rien à foutre des études. Foyer, beuveries...Un mec en BEP comme un autre. Juste un peu plus sensible que la normale. Tout est donné dans les monologues intérieurs. EREMEEV... KOZLOV... EREMEEV... KOZLOV... Aucun lien entre les deux, à part la gueule de bois. Ils se réveillent, tentent de percevoir la réalité extérieure. EREMEEV partage un appartement communautaire. KOZLOV vit dans un foyer dont le surveillant est un salaud. Besoin d'aller en ville acheter de quoi dessaouler. Une colère sourde monte dans les coeurs. Les deux vont se croiser par hasard sous un porche. KOSLOV arrête EREMEEV... ou bien EREMEEV arrête KOZLOV.
Une bagarre éclate. Selon l'habitude, l'un d'eux va tuer l'autre Et voilà... Le texte date de 1983. Il tient encore le coup.

Le réveil de EREMEEV. Appartement communautaire. Saint-Petersbourg

EREMEEV. - Les yeux, une pellicule de larmes et de pus, avec le plafond qui émerge, le coin du placard, la tapisserie à petites fleurs blanches, ça veut dire que je suis chez moi, bon, dans la gorge une botte en feutre ou de la mousse, essaie d'avaler, avale pas et une jambe solitaire et pâle, lentement, dans le vide, vers le parquet glacé, une hache rouillée, et là, la tête explose, là maintenant, doucement, ascension lente et pieuse et une orchidée barbouillée qui s'épanouit dans la bouche : les pétales rose pinard saluent l'ignominie du dimanche, dimanche, dimanche... Bon, avant tout pisser.

Le réveil de KOZLOV. Foyer. Saint-Petersbourg.

KOZLOV. - Les mecs hein les mecs Lekha t'entends Vovtchik hein les mecs...
OUVRIR IMMEDIATEMENT
Grillés y aura du tapage bouteilles mégots foutoir et les mecs sont pas là où sont les mecs hein barrés...
OUVREZ!
Les pieux en vrac, un renversé, les bouteilles, qu'est-ce qui s'est passé hier hein foutoir. Où les mecs ? Seul à répondre pour le casse...
OUVRIR! PAS FAIRE LE CON !
Personne personne moi non plus personne ici pièce vide silence personne...
JE VOIS LA CLE DANS LA SERRURE, OUVRIR IMMEDIATEMENT

EREMEEV. - Le long du mur en faisant du bruit avec ses pantoufles. Passer devant le frigidaire du voisin, devant la porte de la cuisine - Bonjour, Zinaida Semenovna.

EREMEEV tombe sur la voisine, regards de travers.

EREMEEV. - Rien à fiche de toi, idiote! Le long du mur. Et dès le seuil, l'odeur...

ZINAIDA. - Bah oui, sur toute la cuvette, le sol et même le mur.

EREMEEV. - Je me suis appuyé dessus hier, les doigts fourrés dans la bouche pour que ça sorte. C'est sorti.

L'AUTEUR. - L'âme du poète ayant expiré est ainsi libérée de toutes ses peines...

EREMEEV. - Partout dans les chiottes. Une grande âme.

ZINAIDA. - C'est pas pour médire, Lubov Petrovna, mais votre fils Igor... J'entre hier dans les toilettes...

EREMEEV. - Où est la serpillière. Devenue dure, ne plie plus... La couleur rose ? Le vermouth ?
Poutia en a apporté trois bouteilles, vers la fin de la soirée je leur ai lu mes poèmes. Je les ai dédiés à Svetka. Tout le monde sait qu'elle vient d'avorter...
Maman va s'amener, après le coup de fil de Zinaida. Ne me trouvera pas ici, foncera au lycée...

PETROVNA. - Mais pourquoi Igor?

EREMEEV. - Une chose résistante le vomi. Elle va m'attendre devant la porte.

PETROVNA. - Tu pourrais au moins me raccompagner!

EREMEEV. - Et voilà, la peinture s'en va. Il suffirait pourtant de peu. Suffirait d'épouser Svetka, de leur donner un petit-fils... Il faut du savon. Et rincer la serpillière. Mais pour cela il faudrait que le petit-fils avorté remonte dans le ventre de Svetka et le vomi en moi.

KOZLOV. - J'arrive, pas la peine de gueuler! Au courant de rien, j'ai dormi. Personne n'a bu ici. Il n'y a rien ici... Tu peux chercher, salaud. Cherche au plafond... Tu trouveras pas une seule bouteille vide!
ET LES CHAUSSETTES ALORS ?
Ce n'est pas interdit que je sache! Porc toi-même. Il y a des chaussettes ici, mais pas de bouteilles, tu pourras rien prouver!

EREMEEV. - Svetka est chez elle. Son téléphone est débranché. Passer chez elle, acheter des fleurs.
Comment ça va ? Fait froid! Il y a une soirée chez Semenov aujourd'hui. Acheter du vin moldave. Deux roubles. Boire, mais où ? Pas à la maison. Sous un porche ? C'est romantique! Fait froid. Faut bouger. Doucement. Un pas et puis un autre.
FERMETURE ENTRE 14H ET 15H. Qu'ils aillent tous se faire...

(...)

L'AUTEUR. - Je vivais tranquille. A cette époque, je vivais tranquille. Boulot, livres, promenais mon chien et bricolais cette prose qui tantôt enflait tantôt se resserrait, mais pas moyen de me débarrasser de cette odeur, odeur de la mort, indescriptible, douce, que d'un seul coup tu te mets à sentir chez les gens encore en vie, et voilà déjà qu'elle est littéralement partout : du journal de matin au dernier thé de la nuit... Tu en cherches les raisons et les causes, tu en trouves même, politiques ou métaphysiques, et elle, entre temps, devient puanteur permanente et inextricable, et alors tu t'en débarrasses. Diable, vade retro, les manuscrits ne brñlent pas ! Tu t'en débarrasses en créant ces deux-là : EREMEEV et KOZLOV.
Tu vis par procuration leur réveil gueule de bois, tu colles sur leur vide brumeux des petits mots, des petits détails, tu saisis une espèce de structure, avec ralentissements, répétitions, échos, et tu les chasses, tu les chasses tous les deux sous le porche de l'immeuble N°23, immeuble voisin du tien où tu promènes ton chien en cherchant les raisons et les causes et ensuite, un saut chez ELENA NIKOLAEVNA, histoire de te plaindre un peu de la vie et du cosmos...
Oui, ça s'est passé comme ça, je passe chez ELENA NIKOLAEVNA et tout à coup : je réalise que je peux, que je dois partir pour une expédition folklorique. Dans cette expédition, on collectera, en plus des chants, un rituel funéraire. J'ai déjà noté les questions à poser. Je demanderai aux grands-mères : Alors grand-mère, c'est vrai que dans votre région, on ligote les pieds des morts avec un fil rouge ?
Et les réponses des grands-mères auront aussitôt valeur scientifique. En tout cas, moi j'y vais. Avec magnétophone, bloc-note, cassettes, adaptateurs, valienki, chaussettes, pantalons, pulls dans le sac à dos. Avec, dans la tête, les omniprésents KOZLOV et EREMEEV.





 

 

 

 















geleztsov

Alexandre Geleztsov, 2003



 

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